En 1934, le Docteur Bichelberger, interne des hôpitaux, s’installait comme médecin au Cap-Matifou. Il a ouvert son premier son premier cabinet dans une pièce attenant à la maison de son grand père. C’était le premier poste de médecin de la commune du Cap. Plus tard il s'installera dans une villa, au centre. Je me souviens de sa première auto : une Ford cabriolet noire et jaune. Il était très estimé par la population de la commune. Il était considéré comme un enfant du Cap, ses grands parents maternels étaient venus de Provence (Cuers-Pierrefeu) avant le début du siècle. Avec la guerre nous nous sommes un peu perdus de vue. Je sais qu'il a été élu deux fois maire de la commune. Il avait des projets ambitieux pour le Cap. Hélas, les événements ne lui ont pas permis de les réaliser.
Je garde un excellent souvenir de ce grand ami qui, par sa personnalité et son exemple, a fortement marqué mes jeunes années. Dans une ferme voisine, vivaient d’autres Mahonnais : la famille Monjo. Le gendre Michel Rotger avait des racines britanniques. Ses deux enfants : Françoise et Joseph (dit Zozo) fréquentaient aussi l’école du village. C’étaient mes copains les plus proches. On jouait souvent ensemble.
Aussi, c’est avec regret que j’ai quitté cette ferme de mon enfance que mes parents avaient vendu à un riche maraîcher Mahonnais de Fort de L’Eau : M. Llurens. Mais je crois que ça a fait aussi le bonheur de deux jeunes gens. Le fils du nouveau propriétaire s’est marié avec Françoise Rotger, sa nouvelle voisine !

Nous avons quitté notre ferme pour nous installer au village dans la maison de ma marraine, une sœur de ma mère devenue veuve. Notre nouvelle habitation avait l’eau courante et l’électricité. C’était une autre vie. Je pouvais enfin faire mes devoirs en pleine lumière et faire marcher un poste de radio à lampes qui captait les émetteurs français, dont radio-Toulouse-Saint-Aignan. C’était un grand progrès mais aussi un lien plus fort avec la France. Notre nouvelle habitation était tout près de l’église. Le curé de la paroisse, l’abbé Broussin, était notre proche voisin. Aujourd’hui, c’est avec un serrement de cœur que je vois cette vieille photo de l’église, avec son clocher et son nid de cigognes, car je sais ce qu’elle est devenue après l’indépendance.

Mai 1930. La France avait voulu fêter dignement l'anniversaire de la conquête de l'Algérie. Le Président de la République, Gaston Doumergue, arriva à Alger en bateau de guerre. Une grande parade militaire devait être organisée à l'hippodrome du Caroubier. Mon père décida de nous y amener avec la carriole. C'était une véritable expédition. Le vieux cheval devait nous tirer sur 20 kilomètres.
Heureusement, le spectacle était grandiose : défilé de troupes, danses folkloriques. J'ai été enthousiasmé surtout par le défilé des tribus de Touaregs, venues du Sahara avec leurs chameaux et dont le chef (l'Amenoukal) trônait en grande tenue, après du Président de la République. Au retour vers le Cap, c'était la nuit noire. La faible lueur d'une lanterne éclairait la route. Bref notre pauvre cheval nous ramena sains et saufs à la maison presque aux aurores. Nous étions fatigués mais contents d'avoir vu notre président. Les jeunes filles du village ne sortaient pas seules dans la rue. Mais les jeunes garçons se retrouvaient au café pour jouer aux cartes avec leurs aînés ou sur la place pour faire une partie de boules.
Dans le village c’était la grande distraction des petits et des grands. Les premières boules n’étaient pas encore métalliques, mais en bois et cloutées. Les « boulomanes » du Cap avaient formé une association au nom bien choisi :"Le Boulitch". En Algérie à cette époque on ne jouait pas encore à la pétanque, ce sport d’origine provençale. On jouait à ce qu’on appelait le jeu algérien. Au lieu de jouer les pieds « tanqués » dans un cercle, on faisait des pas avant de lancer la boule. Puis vint le jeu national, avec des règles précises et un terrain adapté. La commune nous a alors construit ce qu’on appelait pompeusement un boulodrome, près de la mairie.